Amour et procès

photogramme de The Watermelon Woman à 39’ 00 et 43’00

Personnages:
Diana
Cheryl

[38:20] (scène 31: fenêtres hautes, ferronnerie sophistiquée. Des murs épais en pierre et blancs. Des moulures cubiques à l’intersection entre plafond et mur. Dans le bord, visible d’un flash, le dessin taille réelle d’une silhouette perchée sur des hauts talons, les cheveux bouclés prenant le vent, le dos courbé, entre la danse et la représentation stéréotypée, une table en aluminium, quatre chaises en aluminium et aux rembourrages de cuir rouge, des verres de vin, une bouteille de rouge, un balai contre le radiateur, des cartons, des grands cartons empilés, une colonne, des hauts plafonds)

Dans son appartement, elle nettoie en vitesse le sol carrelé et blanc,

ce que j’aime avec le mot procès, c’est que quand
mon père dit procès il pense tribunal, et moi je
pense démarche réflexive ayant pour objet la
connaissance d’une chose. J’aime cette idée que
les choses sont complexes qu’un mot cache un
autre et et que quand on voit un procès, on se re-
trouve parfois confronté à des situations qui vont
contre nos présupposés et nos idées.


Cartons entassés depuis l’été dernier, elle ouvre la porte à Cheryl.

On se désire, je crois,
je suis de passage dans la ville,
derrière mon regard se cache une caméra,
je suis l’étudiante en école d’art, en école d’histoire
de l’art, en école de cinéma,
je suis né ailleurs et nul part,
je suis la caméra qui filme le Bronx sans marquer
d’arrêt,
je porte en mon regard une histoire du cinéma,
j’ai appris méthodiquement le cinéma par Hitchcock, on m’a dit qu’on apprend le cinéma par les
images et non par les mots, qu’il faut regarder beaucoup de films pour faire du cinéma,
j’ai appris à voir les travellings comme des motifs
méditatifs.27

Diana: – So tell me more about this project you working on, is it for
school ?
Cheryl: – Do i look like a student ?

  • I don’t know you could be
  • I’m a filmmaker
  • Oh… a filmmaker

(silence/ étonnement sous-entendu)
Le verre à la main, elle est habillé de blanc et Cheryl de bleu. Dans cet
appartement blanc elle semble plus chic et bourgeoise qu’avant. Cheryl
est branchée.

De passage par ici, je viens d’ailleurs et bientôt
partirai là-bas,

j’habite seule dans cet appartement où la voix et les
talons raisonnent,

sonnent en échos sur le carrelage et les murs de marbre,
je n’habite pas les lieux, mais cherche aujourd’hui
à m’installer.

(******)

[39:30] (scène 32: sur le canapé au tissu tigré, face à la télé)

On se désire, je crois.

Elles regardent un film. Souvenir de la plantation est là, posé sur la télé cathodique. Mais, elle a demandé à Cheryl de regarder autre chose, quelque chose pour la divertir, qui la ferait un peu se couper de son projet: Saint-Omer.

([06:37] (Sur la télé cathodique. C’est un auditorium rempli d’étudiants, assis dos à la caméra. L’image est prise en grand angle, avec
une grande profondeur de champ, de sorte que l’on peut palper
que la salle est immense. Sûrement un cours à la fac. L’architecture semble ancienne, peut-être le XIXème siècle. Au centre de
l’image, un écran de projections sur le-quel est projeté un film
supposément d’archives des grandes campagnes d’épuration
en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec en
voix off une voix qui raconte l’histoire d’une femme, et une histoire d’amour. En dessous, Rama est assise derrière une table face
aux étudiant󱥐. À la fin du film, elle introduit son cours. )

Rama: – Mon cours portera cette semaine
sur l’œuvre de Marguerite Duras,
plus précisément, sur la manière
dont l’auteure met sa puissance de
narration au service d’une sublimation du réel…
28

(Un canapé motif zébré, une télé, des cadres décrochés, rassemblés, un
rouleau blanc, un sommier bois ébène, des VHS posés sur la télé, des cartons entassés.)

Diana à gauche, Cheryl à droite, face caméra. Enchainements de champs
et contre-champs entre la télé, le film en train de dérouler et Cheryl et
Diana. Elle regarde Cheryl qui regarde le film avec intensité.

Cheryl: – This beginning is crazy, can we rewind?

Diana ne dit rien. Cheryl se lève et appuie sur le bouton. Le son aigu du
lecteur résonne sur le carrelage. À genoux, elle parle passionément, en
regardant et secouant vivement ses mains.

Cheryl: -I always find it fascinating, the relationship one can have with
archival images. Every time I see images from the 30s and 40s, I
wonder at what point do we perceive them as archive, at what
point does the authentic and distant aspect of the camera used
make our perception of the image blurred. That we tend to be
fooled by a pseudo-authenticity.

Elle arrête le rembobinage, met play, et court s’asseoir.

Rama: […] Les images que vous venez de
voir, dont j’ai choisi de lier la vio-
lence directe, l’historicité frontale,
au récit de la femme tondue que
Duras invente dans Hiroshima mon
amour, nous montre comment l’au-
teur a su transmuer le choc, et le
sentiment de révolte éprouvé devant
ces scènes, par ailleurs banal au mo-
ment de l’épuration, en un chant
presque lyrique[…
]28

J’ai déjà vu ce film,
il parle d’un amour,
enfin, il parle d’un procès,
celui d’une femme du nom de Laurence Colly qui a
tué son enfant nouveau-né, qui reconnaît les faits et
qui plaide non coupable,
c’est l’histoire d’un procès qui met dans le doute,
dans l’empathie,
l’enfant est mort noyé et elle déclare non-coupable,

elle dit qu’elle et la famille de son mari ont été vic-
time de maraboutage par sa famille au Sénégal,
qu’elle vit un enfer ici, et quelle vie réserver à un
enfant ici.

Cheryl attrape une cigarette sur la table sans lâcher l’écran du regard. Diana s’appuie sur sa main gauche, le regard toujours tourné vers Cheryl.

Rama: […] A l’écoute de ce texte, l’inten-
tion de l’auteur est limpide. Cette
femme humiliée, ravagée, marquée
d’une fletrissure, certes passagère
puisque les cheveux repoussent,
mais définitive dans sa mémoire et
dans celle de son entourage. Cette
femme, objet d’opprobre, devient
grâce aux mots de l’écrivaine non
seulement une héroïne, mais un su-
jet en état de grace
.28

On se désire, je crois,
son visage figé, happé,
sous la chemise à rayure bleue et blanche, son dos
est droit, ses fesses au bord du canapé, prête à par
tir en courant au moindre problème,
ou alors, ses fesses au bord du canapé, le corps
tendu par la pression du film.
Sa main plonge dans la poche fluide de sa chemise,
Je plonge la main dans la poche fluide de sa che-
mise,
attrape le briquet,
attrape sa cigarette,
attrape la mienne,
pause le briquet et les deux cigarettes sur la table.

(Plans serrés de fragments de corps, d’une musique ouch ouch, Go Fish,
les mains, les pieds, le nombril, la langue, les pieds, le torse, l’oreille, la nuque, l’aisselle et le sein. Du noir et du blanc. Images claires obscurs aux teintes bleutées. Des fragments de Go Fish surgissent. Des fragments en noir et blanc).29

  1. BOUTANG Adrienne, Territoires de l’engagement, dans chap. Ôter la perruque: genèse et préhistoire du cinéma noir américain (texte extrait de l’ouvrage: GANZO Fernanzo (dir.), Black light, pour une histoire de cinéma noir, Capricci, 2020)
  2. DIOP Alice, Saint-Omer, 2022
    [ce film est sa première fiction]
    BAROIS DE CAEVEL Eva [l’usage des crochets dans ses textes: la façon dont le crochet peut permettre d’ouvrir, une voix, une digression, site internet consulté le 26/04/23: https://evabaroisdecaevel.wordpress.com/
    après réflexion et discussions, je n’ai pas utilisé le crochet
    mais je tenais à garder sa présence car elle a marqué la
    construction de mes phrases.]
  3. TROCHE Rose, Go Fish, 1994
    [l’actrice principale Guinevere Turner joue Diana dans
    The Watermelon Woman.
    A propos de Go Fish dans: TROCHE Rose, A la conquête
    de l’auto-ironie: de Go Fish à the L Wolrd
    (lien consulté le
    01/05/23: http://www.bagdam.org/Go%20Fish-The%20L%20
    word.pdf ):
    Go Fish est un produit du militantisme. Nous appartenions toutes à une organisation appelée Queer Nation et aussi à Act Up. C’est là que j’ai rencontré Guinevere Turner et V.S. Brodie. La visibilité lesbienne était très importante pour nous. En effet, le sida avait focalisé l’attention sur les gays et je pense que les femmes se sentaient complétement mises à l’écart, dans l’ombre. Go Fish est né de ce désir des des femmes d’être vues. Le slogan que nous avions inventé pour Go Fish était: «Un film par des femmes, pour des femmes et sur des femmes. »]

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